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Reflets du Cosmos dans l'encrier...

Réflexions, pensées, contes, nouvelles et romans...

La culpabilité ou L'absolution de l'Histoire ?

La culpabilité ou L'absolution de l'Histoire ?

Si ma mémoire est bonne, j’étais en classe Terminale lorsque notre professeur d’Histoire nous invita à lire «Le zéro et l’Infini», d’Arthur Kœstler. Pour être tout à fait honnête, l’épreuve fut particulièrement ardue pour des élèves à l’esprit plus scientifique que littéraire, d’autant que l’ouvrage est austère…

Pour une raison qui m’échappe, j’ai récemment éprouvé le besoin de relire ce livre. Il n’a pourtant pas changé d’un iota : mise en page sévère, couverture ornée de fenêtres de cellules n’invitant guère à la lecture ; rien d’attirant dans tout cela. Mais voilà, c’est comme ça, parfois, il y a des pages qui vous attirent, et vous ne savez pas pourquoi.

Et là, au tout début de la «deuxième audience» (c’est le titre porté par la deuxième partie du livre), je redécouvre un extrait du journal du héros de cette histoire :

«Mais qui est celui qui aura raison en fin de compte ? Cela ne se saura que plus tard. Entre-temps, il faut bien agir à crédit et vendre son âme au diable dans l’espoir d’obtenir l’absolution de l’Histoire».

Diable. Voilà qui est intéressant et fait curieusement écho à des événements récents, à un épisode dont nul ne sait quand il trouvera son issue, et surtout quelle sera cette issue.

Continuons, un peu plus loin dans ce récit :

(…) «Notre seul principe directeur est celui de la conséquence logique. Nous sommes assujettis à la terrible obligation de suivre notre pensée jusqu’à ses ultimes conséquences, et d’y conformer nos actes. Nous naviguons sans lest ; aussi le moindre coup de barre est-il une affaire de vie et de mort.

Il y a quelques temps, B., le plus éminent de nos agronomes, a été fusillé avec trente de ses collaborateurs, parce qu’il soutenait que les nitrates sont un engrais supérieur à la potasse. Il fallait donc liquider comme saboteurs B. et ses trente collègues. Pour une agriculture basée sur une centralisation étatiste, le choix entre les nitrates et la potasse est d’une immense importance : l’issue de la prochaine guerre peut en dépendre. Si le N°1 avait raison, l’Histoire lui donnera l’absolution, et l’exécution de trente et un hommes ne sera qu’une bagatelle. S’il avait tort…

Cela seul compte : savoir qui a objectivement raison. Les moralistes s’excitent sur un tout autre problème : savoir si B. était subjectivement de bonne foi lorsqu’il recommandait l’azote. S’il était de bonne foi, alors, il fallait l’acquitter et lui permettre de faire de la propagande en faveur des nitrates, même si cela devait ruiner le pays…

Cela est, bien sûr, d’une parfaite absurdité. Pour nous, la question de la bonne foi subjective est dépourvue d’intérêt. Celui qui a tort doit expier ; celui qui a raison recevra l’absolution. C’est la loi du crédit historique ; c’était notre loi.

L’Histoire nous a appris que souvent les mensonges la servent mieux que la vérité ; car l’homme est paresseux, et il faut lui faire traverser le désert pendant quarante ans, avant chaque étape de son développement. Et pour le forcer à franchir le désert, force menaces et force promesses sont nécessaires ; il a besoin de terreurs imaginaires et d’imaginaires consolations, sans quoi il va s’asseoir et se reposer prématurément, et va s’amuser à adorer des veaux d’or. (…)

(…) Nous savons que la vertu ne compte pas devant l’Histoire, et que les crimes restent impunis ; mais que chaque erreur a ses conséquences et se venge jusqu’à la septième génération. Aussi avons-nous concentré nos efforts sur les mesures visant à prévenir l’erreur et à en déduire jusqu’aux germes. Jamais dans l’Histoire une telle possibilité d’action sur l’avenir de l’humanité n’avait été concentrée en si peu de mains. Chaque idée fausse que nous traduisons en acte est un crime contre les générations futures. (…)

(…) Mais comment peut-on dans le présent décider de ce qui passera pour la vérité dans l’avenir ? Nous faisons œuvre de prophètes sans en avoir le don. Nous avons remplacé la vision par la déduction logique ; mais bien que tous partis du même point, nous avons abouti à des résultats divergents. Une preuve en réfutait une autre, et, en fin de compte, nous avons du recourir à la foi - une foi axiomatique - dans l’exactitude de nos propres raisonnements. C’est là le point décisif. Nous avons jeté tout notre lest par dessus-bord ; une seule ancre nous retient : la foi en soi-même. La géométrie est la plus pure réalisation de la raison humaine, mais nul ne peut prouver les axiomes d’Euclide. Celui qui n’y croit pas voit s’écrouler tout l’édifice.(…)

(…) Le fait est que je ne crois plus à mon infaillibilité. C’est pourquoi je suis perdu».

Certes, dans ce roman, celui qui confesse ainsi ses propres doutes quant à la doctrine qu’il a aveuglément suivie pendant des années est un ancien membre important du parti au pouvoir dans un pays totalitaire qui se pose des questions après avoir été jeté en prison sur dénonciation. Clairement, l’inspiration est née des procès de Moscou, et si nous sommes loin de vivre sous le joug du totalitarisme, il n’est pas intéressant de se pencher sur certains points du texte cité précédemment.

La question de la vérité historique est plus que jamais prégnante, et chaque jour, je m’interroge sur la trace que la période que nous sommes en train de traverser laissera dans l’Histoire.

Nous avons vécu des semaines de confinement dans une sorte d’unité, dans l’idée majoritairement partagée que, nécessité faisant loi, il nous fallait nous soumettre aux décrets qui avaient fait de nous des prisonniers volontaires. Une fois le déconfinement prononcé, après «force menaces et force promesses», la soupape ayant sauté, les ahurissantes scènes de liesse qui ont animé les lieux propices à la gaieté estivale avaient annoncé le retour des heures plus sombres.

Il semble qu’aujourd’hui, nous ne soyons pas loin d’être de retour à la case départ, et que l’unité se soit fissurée.

Pour autant, ceux qui nous dirigent ont lâché tout leur lest. Les consignes qui ont été données depuis plus de six mois ont été tant de fois contradictoires que tout décret tombant des sphères du pouvoir est forcément battu en brèche par une part de moins en moins négligeable de la population. Il reste à espérer que ceux qui donnent les consignes y croient eux-mêmes.

Ce qui est le plus troublant, dans ce texte d’Arthur Kœstler, n’est rien d’autre que le fait qu’il pourrait fort bien, au prix de quelques substitutions de noms, être écrit par un romancier du futur qui raconterait la confession d’un ex-ministre en passe d’être jugé pour les (in)actions ou (mauvaises ?) décisions prises dès le commencement de cette crise.

Faites l’exercice… Essayez d’imaginer par quels noms il suffirait de remplacer «B.» ou «nitrates» et «potasse». Réfléchissez un instant sur les raisons pour lesquelles les mêmes causes n’ont pas entraîné les mêmes décrets autour du monde. Essayez d’imaginer les conséquences de «l’absolution historique» si les bonnes décisions ont été prises au bon moment, et «l’écroulement de l’édifice» dans le cas contraire.

Dans tous les cas, la marche de l’Histoire nous éclairera. Mais ce n’est pas pour demain ; d’ici-là, pour donner le dernier mot à Arthur Kœstler : «Chaque idée fausse que nous traduisons en acte est un crime contre les générations futures».

Pour la bande originale , c’est ici.

 

Arthur Koestler

 

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E
Juste excellent, Hélène ! Page et analyse magistrales.<br /> Quand je pense que j'ai lu ce livre à la fin de ma 3ème ! Je me demande bien ce que j'en avais compris alors. Pourtant, j'en ai un excellent souvenir.<br /> Et pour moi, tout simplement, tout se finit en chansons, alors : https://www.youtube.com/watch?v=AfpSRnahQig&pp=QAA%3D
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H
Mon Dieu ! En fin de 3ème... J'imagine l'approche difficile pour des collégiens ! Historiquement intéressant, mais oh combien ardu... <br /> Cependant, il me semble qu'il devient urgent de d'y replonger.